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Le Lambeau, une douleur indicible érigée en chef d’oeuvre

Le Lambeau, une douleur indicible érigée en chef d’oeuvre

Le 7 janvier 2015, Philippe Lançon est présent à la conférence de rédaction de Charlie Hebdo. Il est journaliste critique à Libération et chroniqueur au journal satirique. Il est l’un des rares survivants de l’attaque terroriste perpétrée par les frères Kouachi, mais en sort gravement blessé. Ce récit autobiographique retrace les moments tragiques de cette matinée, puis la reconstruction physique et psychologique du journaliste à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, puis aux Invalides. Paru le 12 avril 2018, le livre reçoit la même année le prix Femina.

Chapitre 4 – L’attentat

Beaucoup pensent, et à raison, qu’on ne peut pas comprendre tant qu’on ne l’a pas vécu. Mais avec ce livre, on le vit. Philippe Lançon livre une proximité troublante vis-à-vis du crime. On est dans la pièce, on retient son souffle. On peut presque toucher les jambes noires du tueur. « J’ai fermé les yeux, puis je les ai de nouveau ouverts, comme un enfant qui croit que nul ne le verra s’il fait le mort ; car je faisais le mort. ». La scène, Philippe Lançon la décrit comme « une version inédite et noire de La Danse de Matisse ». Avec cette métaphore, il tente de rendre les choses lisibles. La cervelle de Bernard qui le hantera, le corps de Tignous mort le stylo à la main. L’auteur ne nous épargne aucun détail. Ces soixante pages sont insoutenables. Nous entrons dans un réel dont nous n’avions pas conscience.

En partageant son expérience, Philippe Lançon donne la possibilité au lecteur d’intérioriser un événement dont la violence est sidérante. Sans l’avoir vécu, le lecteur ne pouvait s’en emparer, voire en faire le deuil. L’auteur fait du « Je » un « Nous » à travers la littérature. Les balles de kalashnikov l’ont défiguré. « A la place du menton et de la partie droite de la lèvre inférieure, il y avait […] un cratère de chair détruite et pendante. ». La lecture est éprouvante. Ses mots serrent la gorge et arrachent les larmes. Dans un bain de sang, l’homme blessé se transforme. « Celui que je devenais » lévite au-dessus de « celui qui n’était pas tout à fait mort ». Quelque chose est mort en lui dans cette salle de conférence. « Tout le reste s’est engouffré, l’attentat et les minutes suivantes, et avec lui cinquante et un ans d’une existence qui prenait fin ici […], à cet instant. ».

Une dimension humaine éblouissante

De janvier à novembre 2015, l’auteur partage avec le lecteur ses dix-sept opérations. C’est un récit intime, profond et honnête. Il se livre sans aucune pudeur. Oeuvre de journaliste et de romancier, son expérience est narrée avec un sens du détail et de l’émotion stupéfiant. Il extériorise sans jamais être dans le pathétisme. Le livre est d’ailleurs emprunt d’humour et de dérision. L’auteur n’est jamais dans la plainte et ne ressent aucune haine envers les terroristes.

Le récit des neuf mois de sa reconstruction physique et psychologique est un huis clos. Le lecteur est toujours plongé dans ce que vit et pense l’auteur. « Je ne souffrais pas, j’étais la souffrance ». Cette introspection est renforcée par son mutisme. Tout au long du livre, Philippe Lançon est muré dans le silence à cause de sa mâchoire. Seul le lecteur est alors témoin de ses pensées et angoisses. Il l’accompagne à chacune des étapes.

Rassemblement en hommage aux victimes de l’attentat contre Charlie Hebdo, le 11 janvier 2015  crédits : commons.wikimedia.org

L’auteur apporte une dimension humaine en décrivant les relations qu’il entretient avec les soignants et ses proches. « L’attentat a mis des vies au cœur de la mienne au moment où la plupart d’entre elles ont disparu ». Un portrait particulier ressort, sa chirurgienne Chloé. Il développe une forme de dépendance à son égard et noue avec elle une relation intense. Il dresse aussi de très beaux portraits du personnel hospitalier avec ses forces et ses faiblesses. Pour se doucher, on lui met des sacs plastiques pour protéger ses plaies, « l’hôpital est fauché ». C’est un livre chargé d’humanité. Les personnes qui sont à ses côtés joueront un rôle primordial dans sa reconstruction. Les plus proches, sa compagne, son frère, ses parents et son ex-femme. Tout autant que les personnes de second-plan comme le personnel hospitalier ou les policiers qui gardent sa chambre. Dans cette solitude absolue, il parle finalement énormément des autres.

L’art l’a sauvé

La veille de l’attentat, Philippe Lançon est allé voir la pièce de théâtre La nuit des rois de Shakespeare. Le roman Soumission de Michel Houellebecq, sorti la semaine de l’attaque, était le sujet du débat de la conférence de rédaction du 7 avril. Ces œuvres vont alors planer sur l’événement. Mais au-delà de ça, Le Lambeau est un livre sur la puissance de l’art. Chaque étape de la survie de l’auteur a été traversée par la poésie de Baudelaire, les lettres de Kafka, les romans de Proust, les mélodies de Bach ou la peinture de Vélasquez.

Ces références et cette richesse intellectuelle l’ont aidé à surmonter la détresse et le découragement. Elles vont par ailleurs prendre des formes rituelles. Avant de descendre au bloc, il lit et relit le passage sur la mort de la grand-mère de La Recherche de Proust. Dans sa chambre, il écoute et réécoute les préludes de Bach. Il lit et relit Kafka. Elles sont comme des béquilles qui l’aident à tenir en équilibre.

Une de Charlie Hebdo après l’attentat
crédits : Maxence Grunfogel

Bien qu’hospitalisé, il recommence très vite à écrire pour Charlie Hebdo et Libération. L’écriture va lui permettre de « circonscrire la nature de l’événement et découvrir comment il a modifié la mienne (sa vie) ». La majorité des émotions qui l’ont traversé ne pouvaient être retranscrites qu’à l’écrit. Ce livre fut sûrement le moyen pour lui de mettre des mots sur cette expérience traumatisante et d’y mettre du sens. Il cherche à comprendre, après tout, c’était un « petit journal qui ne faisait de mal à personne ». Cette autobiographie de 500 pages est dense, il y a quelques longueurs dans l’écriture, mais celle-ci est tellement belle qu’elle nous éprend. Les nombreuses digressions sont indispensables car, au-delà de permettre au lecteur de cerner l’auteur, elles apportent une légèreté qui contraste avec les termes médicaux.

Le livre s’achève le 13 novembre, jour de l’attaque du Bataclan et de plusieurs restaurants. Philippe Lançon est à New York. « C’était de nouveau, comme au réveil après l’attentat, un décollement de conscience, et j’ai senti que tout recommençait, ou plus exactement continuait, en moi et autour de moi… ».

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