REPORTAGE. À Lille Sud, les trafics de drogues subsistent malgré la Covid-19
À Lille comme ailleurs, les réseaux de trafic de stupéfiants continuent de s’adapter à la crise sanitaire. Le Pépère News a enquêté dans la capitale des Flandres pour comprendre comment dealers et consommateurs de drogue sont heurtés par ces vagues de confinements et de couvre feu.
C’est une longue artère de Moulins, calme et peu animée. Ses immeubles à deux étages se succèdent les uns les autres dans une myriade de briques. Ses habitants se croisent et se recroisent dans un sourire d’indifférence. Adossés à un mur, trois jeunes hommes ricanent : un petit, l’air fatigué malgré cette seule fin de matinée, un grand remuant qui parle tout le temps, et un trapu au collier de barbe imposant. La vingtaine, le masque sous le nez, ils restent là, toute la journée sur leur point stups, à attendre leurs clients. Un adolescent, les cheveux décolorés et la basket trouée, fait le guetteur. “Dégage !” lâche un autre type. Il a les dents abîmées, et de petites cicatrices sur le visage qui témoignent de son passé de petite main. “T’as pas compris ? Dégage, insiste-t-il, ici on vend de la drogue, on n’a pas le temps.” Pas d’infos pour aujourd’hui, il faudra repasser.
Avec la pandémie, rares sont les points de deal qui demeurent. Mais ici, on s’adapte. Les dealers distribuent des tracts publicitaires dans les boîtes aux lettres des Lillois : cette pub, surréaliste, vante le panel des drogues vendues, et donne l’adresse précise d’un point de deal. Bien que l’article L3421-4 du code de la Santé publique interdit la provocation à l’usage ou au trafic de stupéfiants et punit ces faits d’une peine de cinq ans d’emprisonnement et de 75.000 € d’amende, il ne dissuade pas les plus courageux, qui s’y aventurent masqués. Toutefois, au fil des mois de la crise sanitaire, les réseaux se sont réorganisés et se sont modernisés, de quoi satisfaire les moins téméraires.
La consommation de drogue, autre dégât collatéral de la Covid
Depuis le premier confinement instauré en mars dernier, l’isolement, l’augmentation des objectifs en matière de performance ainsi que la charge de travail ont joué un rôle dans l’augmentation des consommations de substances psychoactives. Une pratique qui a continué au cours du second confinement, comme le souligne l’enquête de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA). Si plus des trois quarts des travailleurs portent un regard globalement positif sur la période écoulée, un nombre non négligeable d’entre eux déclare “un stress accru”, “un sentiment d’isolement” ou encore “une dégradation de [leur] état de santé”.
“Il y a plusieurs choses qui m’ont alerté : je commençais à prendre de la coke et avoir des idées suicidaires”, raconte Mattéo*. Ce jeudi de mai, cet étudiant lillois est venu en consultation au centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) à Lille, où il est suivi depuis quelques mois. Au CSAPA de Lille, comme ailleurs, la crise sanitaire a fait jaillir et développer les consultations en appel vidéo. Désormais, les professionnels panachent leur activité entre consultations sur place et à distance, et s’organisent pour limiter les effectifs dans les locaux. La pandémie a également fait émerger un nouveau public : les femmes, alors qu’elles ne représentaient initialement que 20% des publics des CSAPA. “Certaines avaient sans doute conscience depuis longtemps de consommer trop mais ne venaient pas. On a l’impression que cette crise a levé leur culpabilité, qu’elles se sont plus autorisées à en parler et prendre soin d’elles”, estime une addictologue du CSAPA.
“La situation de confinement peut se révéler génératrice d’anxiété et favoriser ainsi des niveaux de consommation supérieurs qu’en temps normal.” – Observatoire français des drogues et des toxicomanies
La poursuite de la crise sanitaire s’est en effet traduite par une évolution à la hausse de la consommation de substances psychoactives. Parmi les répondants qui déclarent avoir augmenté leur consommation, 75% estiment que c’est en raison de leurs conditions de travail. C’est notamment le cas de Pascal*, consommateur de cannabis : “Ma réserve se vide au rythme que mes pensées se noircissent, la crise sanitaire est une douloureuse épreuve”, confie-t-il. Ce Lillois de 39 ans rencontre d’immenses difficultés pour se concentrer au travail. “Le cannabis m’aide à supporter cette période”, affirme-t-il. “La situation de confinement peut se révéler génératrice d’anxiété et favoriser ainsi des niveaux de consommations supérieurs qu’en temps normal”, écrivaient le 15 avril dernier les spécialistes de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Ils s’inquiétaient de “l’augmentation des décompensations psychiatriques”, de “l’intensification des troubles de l’humeur” ou de “l’augmentation des idées suicidaires” chez les usagers de drogues.
Les trafics surfent sur la vague de la Covid ?
D’abord frappés par la pandémie, les vendeurs ont commencé par accuser d’importantes pertes peu après la mise en place des mesures de restriction, et se sont trouvés obligés de se réorganiser à la hâte dans un contexte de très forte concurrence. La stratégie mise en œuvre lors du premier confinement – qui consistait à développer des techniques commerciales en ligne – va alors être affinée quelques mois plus tard, à l’occasion du deuxième confinement. Pour faire face aux difficultés de circulation, les trafiquants complètent leur réajustement logistique par des menées commerciales agressives grâce à l’utilisation des réseaux sociaux. Ainsi, le #Lille est devenu un mot-clef sur Twitter pour les vendeurs de drogue, à tel point qu’il est même difficile de trouver une publication en rapport avec le hashtag au milieu des dizaines d’annonces proposant la vente de cannabis, cocaïne, héroïne, kétamine, ou LSD. Les dealers 2.0 redirigent ensuite les intéressés sur des messageries privées telles que Snapchat, pour le caractère éphémère des messages, ou sur Whatsapp et Telegram, appréciées par les vendeurs pour des conversations cryptées de bout en bout.
https://twitter.com/JulienLoc2/status/1399290206826737666
Le maître-mot des trafiquants ? Réactivité. Quelques minutes après les avoir contactés, la grille tarifaire et le détail des produits sont envoyés. Ces vendeurs, convaincus d’opérer sous les radars de la police, rivalisent d’audace pour fidéliser le client. Hugo*, la vingtaine, détaille les offres promotionnelles qu’il reçoit via ces applications. “Chaque jour, j’ai des messages qui me proposent : « Un gramme de cocaïne acheté, un gramme offert », ou des briquets et des cigares offerts en échange d’une commande !” Quant à Lisa*, elle explique que son dealer “fait des stories Snap pour informer de l’arrivée des nouveaux produits”. Toutefois, “les livreurs ne se déplacent plus pour de petites quantités et, avec le couvre-feu, ils refusent de se bouger après 20h”, regrette la cliente. La voie postale est aussi favorisée, moins pour appliquer les gestes barrières qu’en raison de l’augmentation du nombre de colis expédiés, ce qui rend plus difficile la détection des emballages suspects. “Les services douaniers, observe l’office anti-stupéfiant (l’OFAST), ont découvert de plus en plus fréquemment des produits stupéfiants de tout type dans les centres de tri postaux”. Ainsi, près de 30 kilos de cannabis ont été découverts à Lesquin (Nord), dans un colis en provenance d’Espagne.
“C’est plus rapide que de commander un Uber Eats.” – Matthys*, consommateur de drogue
Plus ingénieux, plusieurs trafiquants ont recours à des équipes de livreurs portant l’uniforme d’enseignes de livraisons à domicile, dont la présence dans le paysage est devenue habituelle. Le “stup and collect” rend les trafics plus rapides. La scène se passe à Wazemmes, près de la place du marché. Matthys*, la trentaine, raconte : “Ma pote a passé une commande par message, les mecs sont arrivés dans la foulée. Ils l’ont appelée, elle est montée dans la voiture, ils ont fait un petit tour le temps de payer, et elle avait sa came. C’est plus rapide que de commander un Uber Eats”, lâche-t-il dans un rire. Les réseaux ne manquent pas d’imagination et ne cessent de se réinventer afin de diversifier leurs sources de profit. On voit ainsi les trafiquants s’inclure dans l’organisation de fêtes ou dans la location d’appartement, pour écouler leurs réserves, souligne une note de l’OFAST : une nouveauté par rapport au premier confinement. C’est notamment le cas de Lille, où certains professionnels de l’événementiel louent des appartements ou envahissent des lieux désertés, où les trafiquants, souvent associés, ne manquent pas d’y fournir leur produit.
La répression, entre tensions et désillusion
Dans la métropole lilloise, depuis le 16 juillet dernier, les poursuites pénales contre les consommateurs de cannabis ne sont plus immédiates. Une amende forfaitaire de 200 euros a été mise en place, censée soulager les services de police et désengorger les tribunaux. Cette nouvelle contravention concerne les consommateurs sous deux conditions : qu’ils aient au maximum 20 grammes d’herbe ou de résine de cannabis sur eux, destinés à une consommation personnelle, et qu’ils ne soient pas connus pour des infractions à la législation sur les stupéfiants. Si ces conditions ne sont pas réunies, une procédure pénale pourra être engagée. Sur le même modèle que les amendes de stationnement, l’amende forfaitaire pourra être minorée à 150 euros si le contrevenant règle la somme dans les 15 jours. Elle sera majorée en cas de retard. “On reste dans une approche répressive qui depuis longtemps est dénoncée par les professionnels du soin en addictologie, dénonce Patrick Véteau, président de la Fédération régionale Addiction Hauts-de-France. Il faut qu’on en sorte.”
Dans un entretien au Parisien, en mars 2021, Gérald Darmanin, qui a fait de la lutte contre le trafic de drogue sa priorité, dresse un bilan positif de sa campagne de répression. “Nous sommes en train de regagner le terrain, détaille-t-il, et c’est sans précédent. Nous menons la bataille sur deux fronts : l’offre et la demande. L’offre, avec la lutte contre les trafics internationaux, les grossistes et tous les points de deal que nous avons recensés et ciblés, mais aussi en travaillant sur la demande, avec les consommateurs et les amendes forfaitaires délictuelles (AFD) pour usage de stupéfiants. Sur les amendes, nous en sommes à 50.000 depuis la mise en place en septembre. Rien que pour le mois de février, qui vient de s’achever, ce sont 10.776 amendes dressées. C’est un mois record alors qu’il ne compte que 28 jours.” Si le ministre de l’Intérieur se réjouit de ces arrestations, le rapport 4043 de l’Assemblée nationale dresse un portrait plus négatif, en soulignant “l’échec cuisant” de cette “politique répressive”. Un son de cloche partagé par les dealers. “J’arrive à déjouer les contrôles de police facilement”, s’amuse Alexis*, vendeur à Moulins. “En 25 ans, je ne me suis jamais fait arrêter”, poursuit-il fièrement, “les flics c’est pas un problème, je maîtrise la chose.”
Cette décrédibilisation des forces de l’ordre bénéficie aux trafiquants qui gagnent ainsi le silence des habitants. Une réalité que confirme Nicolas* : “Les riverains, ils nous connaissent, ils ferment les yeux maintenant.” Des relations tendues que les autorités essayent pourtant d’arrêter. De fait, à la demande de Martine Aubry, la Direction de la sécurité publique du Nord a lancé un dispositif inédit de harcèlement des réseaux de stupéfiants, au boulevard de Metz, à Lille. “C’est un nouveau moyen d’action, expliquent les forces de l’ordre lilloises à la Voix Du Nord. On occupe la voie publique en continu avec des CRS, et des policiers fidélisés à ce quartier. On harcèle les lieux de revente tous les jours, on interpelle les trafiquants, dealers ou guetteurs. On entre dans les halls d’immeubles, qu’on rend à leurs habitants. On reprend les appartements squattés utilisés comme base pour les trafics. On fouille les caves et les parties communes. On va aussi à la rencontre des riverains, pour écouter leurs doléances, et leur répondre au plus vite. L’objectif est de rendre le quartier à la population.“ Toutefois, entre les dealers qui ne veulent aucun bruit et le clientélisme qui n’existe que dans la discrétion, porter la parole des habitants des cités au public reste compliqué. Mais pas impossible.
*Tous les prénoms ont été modifiés.