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L’Histoire de Souleymane, ou comment représenter l’invisible

L’Histoire de Souleymane, ou comment représenter l’invisible

Affiche du film "L'Histoire de Souleymane".

Déjà primé au Festival de Cannes pour Hope en 2014, Boris Lojkine y présentait en mai dernier son nouveau long-métrage, L’Histoire de Souleymane. Sorti le 9 octobre en salles, le film présente le quotidien de Souleymane, livreur parisien d’origine guinéenne se préparant pour un entretien de demande d’asile. À travers cette bribe de vie, le réalisateur interpelle le spectateur sur les conditions de vie des personnes en situation irrégulière et leur présence invisibilisée.

Deux jours. C’est le temps dont dispose Souleymane, jeune livreur de repas d’origine guinéenne, pour apprendre une histoire qui n’est pas la sienne, une histoire qui pourrait lui permettre d’obtenir l’asile politique. Pour « Souley de Paris », comme le surnomment ses collègues, la tâche ne paraît pas simple. Jonglant entre les centres d’hébergement la nuit et les rues de la capitale le jour, le livreur doit composer avec nombre de personnages symbolisant sa précarité : de ses amis à ses ennuis, en passant par la police et les restaurateurs. L’Histoire de Souleymane est donc à la fois un récit simple et complexe. Voici l’histoire d’un homme au métier banal, mais à la vie semée d’embûches.

Représenter les invisibles

Montrer ceux qu’on voit sans les connaitre, ceux qui inondent les rues sans qu’on ne sache grand-chose d’eux : telle semble être la volonté de Boris Lojkine. Le réalisateur décortique le personnage, fouille dans ses logiques personnelles, dans ses relations familiales, amoureuses, amicales ou professionnelles. Plus qu’un seul homme, Souleymane devient un symbole, celui d’individus qui pensent et vivent différemment, et qu’on ne pourrait réduire à un statut précaire et stigmatisant. L’histoire de Souleymane apparait alors comme une histoire parmi tant d’autres, mais pas dans un sens péjoratif. L’Histoire de Souleymane, avec un grand h, est avant tout l’Histoire de milliers, voire de millions de travailleurs, auxquels le film s’efforce de donner une voix. Déjà pour Hope en 2014, Lojkine entendait représenter des morceaux de vie :

Souleymane dans le bus en direction du centre d'hébérgement.
Souleymane dans le bus en direction du centre d’hébérgement. ©️ PYRAMIDE FILMS

« Passer de l’autre côté, entrer dans des vies différentes de la mienne, plus dramatiques, plus intenses, plus héroïques ».

L’atmosphère parisienne, plus particulièrement lorsqu’elle est nocturne, contribue à faire ressortir le personnage de Souleymane. La prise de vue et le montage dynamique mêlées à des couleurs froides mais saisissantes, nous immergent dans cette vie parallèle de la capitale. À pied ou sur son vélo, sous la pluie ou dans la nuit, la caméra et la réalisation captent parfaitement un environnement parisien quasi-oppressant, fait d’incertitudes et d’inconnu.

L’engagement comme moteur du cinéma

Au-delà du portrait détaillé du travailleur anonyme, le film, dans son entièreté, s’octroie le rôle de messager pour ceux qui n’ont pas la possibilité de parler. Cette fonction ne semble pas vaine et le film a déjà fait grand bruit à sa présentation au festival de Cannes, en mai dernier (le contexte des élections européennes à venir étant dans les esprits de tous, ndlr). Souleymane et les autres représentent alors ceux qui ne peuvent voter, séparés d’une masse dont ils font pourtant partie, et qui ne peuvent exprimer leur vision dans un monde qui, désormais, les a absorbés.

Est-il juste que Souleymane, devenu travailleur parisien, reste cantonné à son identité d’immigré guinéen ? C’est une question que pose le réalisateur au spectateur, sans nécessairement lui imposer un point de vue. Ainsi, le film questionne celui qui le regarde, et c’est au spectateur de remettre en question son propre point de vue. Boris Lojkine explique cet aspect du film : « J’ai choisi de raconter l’histoire d’un homme qui a décidé de mentir. […] C’est aussi un choix politique. […] Je préfère poser des questions aux spectateurs : Souleymane mérite-t-il de rester en France ? ».

Le message du film est, dans cette lignée, destiné à tous, et rappelle au public son rôle de consommateur. Le film évoque alors au spectateur que les situations existantes sont entretenues par tous, et qu’ainsi la société peut changer grâce aux actions de chacun. Cet appel, par la mise en lumière de la condition de Souleymane, invite le consommateur à repenser sa relation avec la livraison de repas d’une part, mais plus globalement avec un système précarisant et écrasant les travailleurs anonymes. À travers ses relations avec le client, le restaurateur, le policier et une multitude d’autres interlocuteurs, Souleymane vit une position sociale particulière, reconnue par peu, dans un système dont il est pourtant l’élément central.

Surprise à Cannes et succès en salles

Ayant réalisé, depuis le 9 octobre, plus de 400 000 entrées, L’Histoire de Souleymane a su répondre à l’attente créée par sa présentation durant la quinzaine cannoise, en se classant 6ème du Box-office dès sa première semaine en salles. Mais c’est surtout Abou Sangare, interprète de Souleymane, qui créé la surprise. L’acteur, brillant dans son rôle, se fait déjà grandement remarquer en remportant le prix d’interprétation masculine dans la catégorie Un certain regard. Le succès de Souleymane est dès lors aussi le succès d’Abou Sangare, qui en tant qu’acteur, représente également ces voix qui veulent se faire entendre. Arrivé en France lorsqu’il était encore mineur, le comédien est aujourd’hui mécanicien à Amiens, où le réalisateur et son équipe sont allés le rencontrer. Comme dans son rôle, Abou Sangare est toujours candidat à sa régularisation, mainte et mainte fois refusée. Impressionnant de justesse et de sincérité dans son rôle, l’acteur a déclaré avoir pu régler les dettes de son voyage pour arriver en France grâce au film. Un voyage éprouvant, vécu comme lui par des millions d’autres migrants rêvant d’une vie meilleure.

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