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Tár, une autopsie contemporaine des mécanismes du pouvoir

Tár, une autopsie contemporaine des mécanismes du pouvoir

Après plus de quinze ans d’absence, Todd Field revient au septième art en signant une œuvre solennelle et profondément enracinée dans son ère. Pour orchestrer son métrage, le cinéaste donne la réplique à une Cate Blanchett truffée de virtuosité. L’actrice à succès entre ainsi en symbiose avec un personnage qui n’a pas fini de hanter l’esprit de son public.

Spectacle décalé aux allures de biopic, Tár retrace la descente aux enfers de sa protagoniste éponyme, cheffe-d’orchestre de renommée internationale. Première femme à obtenir le privilège de guider un orchestre philharmonique, Lydia Tár est une personnalité de poids dont l’autorité l’a conduit à exercer une tyrannie sur son entourage.

L’obsession pour la perfection

On n’en voudrait pas à ceux qui taperaient son nom sur Google, tant le portrait de la musique classique et de cette figure féminine présomptueuse est réaliste. Lydia Tár, cheffe avant-gardiste d’un grand orchestre symphonique allemand, est au sommet de son art et de sa carrière. Alors qu’elle s’apprête à publier son autobiographie, elle prépare un concerto très attendu de la célèbre Symphonie n° 5 de Gustav Mahler.

Présentée au spectateur à l’occasion d’une masterclass publique, Lydia Tár confie sa relation tangible et corporelle avec la musique classique, en se tenant à contre-courant du sexisme qui sévit dans ce domaine. D’entrée de jeu, Todd Field creuse l’identité d’une femme de pouvoir à l’aura intrigante et au narcissisme presque maladif. Sa posture et ses gestes avoisinent la caricature, pourtant elle fascine le spectateur par son charisme sans pareil. Rien ne l’effraie et elle sait ce qu’elle veut. Costumes taillés sur-mesure, voyages ici et là, dîners entre intellectuels, conférences et masterclass, la vie de Lydia Tár est menée à la baguette. Rares sont les plans serrés filmés par la caméra de Todd Field, qui favorise les grands espaces luxueux traduisant le milieu élitiste dans lequel elle évolue. D’ailleurs, la minutie cinématographique de ses cadres traduit un souci du détail d’un réalisateur maniaque.

Cate Blanchett est magistrale dans son rôle de cheffe-d’orchestre autocratique et mégalomane ©Focus Features

Lorsqu’il filme les scènes de répétition de l’orchestre, le réalisateur instaure un rapport au corps viscéral, au moyen de plans en contre-plongée. Majestueuse et imposante, Cate Blanchett effectue une chorégraphie abrupte avec l’ensemble de son corps, comme possédée par la musique et le pouvoir qu’elle exerce ici. Dire que l’interprétation de l’actrice frôle le génie relèverait de l’euphémisme. Éclaboussée d’éloges par la presse anglo-saxonne depuis la présentation du film, la comédienne à la classe infaillible rafle tous les prix des cérémonies prestigieuses. Elle a notamment été couronnée à la Mostra de Venise et aux Golden Globes. Grande favorite aux Oscars, elle concourra à son troisième titre en mars prochain, puisque deux de ses performances lui ont déjà valu deux statuettes à l’Académie. Et pour cause, ce rôle semble conçu sur mesure pour l’actrice australo-américaine. De sa voix grave presque virile, Cate Blanchett rassemble tous ses rôles précédents pour ne faire qu’un avec une femme charismatique dont elle joue la partition d’une justesse rare. Seule Cate Blanchett était dotée du talent nécessaire pour créer un personnage en déchéance, contraint de ne rien laisser paraître pour conserver son statut de toute-puissance.

Solitude et abus de pouvoir

Cependant, plus Lydia Tár se dévoile à nos yeux, plus elle dérape. Sa carrière prend les formes inquiétantes d’un engrenage anxiogène et paranoïaque qui ne demande qu’à exploser. Là où Lydia Tár obsède l’audience par son aura puissante, elle-même est hantée par une ancienne élève, qui s’est donnée la mort après l’avoir sollicitée plusieurs mois sans réponse. De fil en aiguille, le paysage mental du film se fracture. Alors que Lydia Tár jouissait pleinement de son succès, elle plonge dangereusement dans la démence. De cet incident tragique émanent bruits de couloir et vidéos sur les réseaux sociaux, réveillant le soupçon d’une attitude prédatrice moins montrée que suggérée à l’écran. D’ailleurs, les premières scènes avancent les symptômes de l’attitude narcotique et hégémonique de l’artiste. Alors qu’elle profite de son rang pour humilier un élève dévoré par l’anxiété de la prestigieuse Juillard School, elle voue un favoritisme malsain à une jolie violoniste qui a fraîchement intégré son orchestre berlinois. Le traitement des dérives de l’ascendant maître-élève est ici poussé à son acmé : Lydia Tár outrepasse ses droits en utilisant l’influence dont elle dispose en-dehors de son champ d’action, pratiquant intimidation, manipulation et harcèlement.

« Je me fais du souci, elle se renferme »

La paranoïa se creuse en même temps que le gouffre qui l’éloigne de la réalité, jusqu’au point de non retour. Désormais, tout sépare Tár de son environnement qu’elle empoisonne sans faire preuve d’empathie. Repoussoir, son comportement ouvre à la démission de son assistante avec qui elle entretenait une relation flottante, avant que son épouse ne la rejette à son tour. Vaincue par les émois, son isolement graduel la ronge. En témoignent l’envergure des plans qui ne cessent d’avancer sa solitude. En effet, Tár est souvent filmée seule au cœur d’espaces qui semblent s’étirer au-delà du cadre. À l’image de son domicile qu’elle partage avec son épouse et sa fille Petra, ce thriller glacial est frappant d’aridité, et flirte avec l’épouvante par l’entremise de scènes étouffantes qui ne relèvent pourtant que de la psyché dérangée de Tár. Esseulée face à ses démons, elle divague entre hallucinations sonores et cauchemars fiévreux. 

Lydia Tár voue une attirance vue d’un mauvais oeil à sa nouvelle soliste ©Focus Features

Un portrait sexiste ?

Si Todd Field reste pudique dans sa mise en scène, son propos s’enfonce néanmoins dans les méandres de nos sociétés. En cheffe-d’orchestre dans un milieu régi par des figures masculines et présenté comme intrinsèquement sexiste, Lydia Tár doit s’imposer. Si l’introduction nous fait croire à un film féministe, il brassera pourtant nombre de thématiques parmi lesquels la séparation entre l’individu et l’artiste, l’abus de pouvoir, aussi bien que la cancel culture. Reflet des scandales qui pleuvent sur le milieu de la musique classique, les événements du film racontent quelque chose sur notre époque, car Tár est indéniablement un film post #MeToo. Ici, la seule différence se niche dans le genre du personnage principal : Lydia Tár est une figure féminine, et lesbienne. Quoique les hommes soient davantage concernés par les accusations de harcèlement sexuel, Todd Field inverse stratégiquement les rôles pour mieux pratiquer son autopsie du pouvoir et ses dérives. L’étude du pouvoir par essence lui permet ainsi de contourner la médiocrité. 

Toutefois, il serait dommage de réduire Tár à un film sur la cancel culture. En entretenant le doute sur ses intentions, Todd Field livre volontairement une œuvre intellectuelle et imparfaite, hostile à une interprétation unique. Au contraire, le film s’ouvre à une multitude de pistes intéressantes comme en atteste sa conclusion ambiguë. Afin de révéler la complexité de notre monde contemporain, le cinéaste tourmente sa protagoniste sans émettre de jugement à son égard. Il n’est pas question de la couvrir d’éloges ou de lui jeter la pierre : Tár n’est jamais que l’allégorie des effets nocifs du pouvoir sur soi et autrui. 

Certains accusent le cinéaste de tourner le nez à la problématique de la prédation masculine, appelant au boycott de son film. Première et seule femme directrice musicale d’un orchestre réputé aux États-Unis, l’américaine Marin Alsop s’est offusquée de la “misogynie” de ce portrait d’une femme de pouvoir auprès du Sunday Times britannique. Celle-ci estime que l’hystérie du personnage répond aux stéréotypes sexistes des hommes sur les femmes. Pour elle, le film est “anti-femme“. De son côté, Cate Blanchett, actrice militante de la cause féministe, renchérit “je n’ai pas pensé au genre”. “Ce n’est pas un film sur les hommes mais les humains”, affirmait-elle alors qu’elle dénoncait quelques jours plus tôt la pyramide patriarcale qui pèse sur les cérémonies de cinéma.

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