En lecture
“On a un déficit de 15 millions d’euros” : l’Université de Lille au bord de l’abîme financier

“On a un déficit de 15 millions d’euros” : l’Université de Lille au bord de l’abîme financier

Le personnel de l'Université lors d'une manifestation interprofessionnelle le 18 octobre © Félix Lebelle / Pépère News

Alors qu’elle affiche des ambitions de plus en plus audacieuses, l’Université de Lille souffre d’un important manque de moyens. Des locaux délabrés aux profs submergés, le Pépère News a enquêté sur une fac qui prend l’eau de toute part. Parfois littéralement.

C’est l’une des plus grandes facs de France (78.000 étudiants, 7.200 personnels), détentrice du label d’excellence ISITE et présente dans le prestigieux classement de Shanghai des meilleures universités au monde. Mais cette façade dorée cache de profondes fissures. Subissant des années de sous-investissement de la part de l’État, l’établissement est dans une situation financière affligeante. Le Pépère News a obtenu plusieurs témoignages d’étudiants et d’enseignants pour révéler ses nombreux dysfonctionnements. 

Le fléau du sous-encadrement

L’Université compte 23,6 étudiants par enseignant, soit 5,5 de plus que la moyenne nationale. En 2021, il lui manquait 241 emplois pour être dans la moyenne des établissements comparables. Face à la masse grandissante d’étudiants, les professeurs sont trop peu nombreux pour assurer tous leurs enseignements. “J’ai pas eu cours de phonologie pendant tout le mois de septembre” déplore Clémence, en L2 de langues, littératures et civilisations étrangères et régionales. Même souci pour Noé, en licence de science politique : “Un des deux TD accompagnant les matières majeures a été supprimé, l’autre a démarré deux semaines en retard le temps de trouver des profs dispos.” Un étudiant anonyme en troisième année de droit abonde : “J’ai commencé un cours magistral avec un mois de retard par manque d’enseignants”. “On ressent que l’Université, au fil des années, se serre la ceinture” s’inquiète Nathan, en première année de master. Le président de l’établissement, Régis Bordet, nie tout problème systémique. “C’est comme avec la SNCF, on ne parle que des trains qui arrivent en retard” image-t-il. Selon lui, la situation serait “très hétérogène”, avec “quelques exemples qu’il ne faut pas généraliser”, même s’il reconnaît que l’Université souffre d‘un problème de sous-encadrement”.

Il explique ces dysfonctionnements par des “campagnes de recrutement parfois infructueuses”. Les finances chancelantes de l’Université la conduisent à embaucher de nombreux vacataires, souvent des jeunes doctorants particulièrement précaires, pour assurer les cours. En 2020, 35% des personnels administratifs et techniques et 34 % des enseignants n’étaient pas titularisés. Le manque de titulaires employés à long terme et l’absence d’anticipation du nombre d’étudiants d’année en année conduisent régulièrement à des carences. “Tous les collègues nous disent qu’ils pensent à chaque rentrée que ça ne peut pas être pire, mais qu’ils constatent à la rentrée suivante que si, c’est pire que la précédente” confie Claire Bornais, enseignante à Polytech et élue du syndicat Snesup-FSU. Son confrère Thomas Alam, professeur de science politique et lui aussi élu du Snesup-FSU, décrit un “établissement pathogène” avec “de nombreux collègues au bord du burn out”. Il regrette le manque de temps disponible pour la recherche alors que “les responsabilités administratives et pédagogiques explosent”. En 2019, un rapport du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur pointait déjà le “pilotage insuffisant de la masse salariale” ainsi que le “risque de surexposition des personnels à une surcharge de travail”. Une situation qui ne s’est manifestement pas beaucoup améliorée.

Le personnel de l'Université lors d'une manifestation interprofessionnelle le 18 octobre © Félix Lebelle / Pépère News
Le personnel de l’Université lors d’une manifestation interprofessionnelle le 18 octobre © Félix Lebelle / Pépère News

Un chargé de TD vacataire (un enseignant non titulaire qui exerce déjà une autre activité professionnelle principale) se plaint d’un salaire “plus bas que le SMIC, si on le ramène au nombre d’heures passées à travailler”. Les heures passées à corriger des copies ou à préparer des cours ne sont en effet pas comptabilisées dans la rémunération des enseignants. Si l’Université va revaloriser de 3,5% les salaires, cela reste trop peu pour compenser l’inflation. Pour ne rien arranger, cette hausse n’est que partiellement financée par l’État. Le professeur, qui a préféré rester anonyme, parle d’une “université qui tient seulement grâce à des gens passionnés”. Son collègue, un autre chargé de TD vacataire témoignant anonymement, révèle qu’il n’a “pas touché un euro depuis septembre” (l’entretien a eu lieu le 8 novembre). Il dit “comprendre” que la situation soit compliquée, concédant qu’il “n’y a qu’une seule personne qui gère des centaines de dossiers” de profs de TD, mais reconnaît être “un peu amer”. Il demande la mensualisation des salaires, qui est refusée par le président de l’Université. Celui-ci se justifie en invoquant un “risque financier” trop élevé pour l’établissement en cas de mensualisation, car le nombre d’heures de cours prodiguées par chaque enseignant est très variable. L’établissement ne serait donc pas en position de garantir chaque mois une rémunération à ses enseignants vacataires.

Une université qui craque de toute part

Les locaux de l’Université illustrent assez littéralement la situation d’un établissement qui craque de toute part.  Les locaux du Recueil [une annexe de l’IUT A rattaché à l’Université, NDLR] c’est le pire” peste Gabriel, étudiant à Villeneuve d’Ascq, “il y a de l’amiante dans les murs, des fuites d’eau partout”. Difficile “d’inspirer demain” – le slogan de la fac – dans des salles où l’on ne peut pas respirer aujourd’hui. En L3 de LLCER, Fanette dit devoir parfois “s’asseoir à terre parce qu’il n’y a pas assez de tables et de chaises” pendant les TD. Dans la même promotion, Clémence affirme que le campus de Pont de Bois a déjà dû être évacué car il faisait trop froid”, faute de moyens pour le chauffage. Le président de l’établissement promet un projet de rénovation des campus, mais prévient que “c’est un travail de longue haleine”.  D’après la direction, 30% du parc immobilier est défaillant énergétiquement. Une question rendue particulièrement épineuse par l’explosion actuelle des prix de l’énergie.

Régis Bordet estime aujourd’hui à 34 millions d’euros les dépenses énergétiques de cet hiver, contre 10 millions en temps normal. Il espère que l’Université sera éligible au fonds exceptionnel de 275 millions d’euros mis en place par le gouvernement pour pallier ces surcoûts, mais n’a “aucune visibilité” sur le temps qu’il faudra pour obtenir cet argent. Sinon, il sera obligé de piocher dans le fonds de roulement de l’Université, le stock d’épargne servant à répondre aux besoins d’investissements de la fac. Cela signifierait n’avoir “plus aucune marge de manœuvre budgétaire”, laissant l’établissement “incapable de s’autofinancer”. À l’heure actuelle, la situation budgétaire est déjà “très dégradée”. “L’Université a un déficit de 15 millions d’euros” déclare Simon Grivet, maître de conférence et élu du personnel. Ce qui représente environ 2,5% de son budget. R. Bordet garantit toutefois que, sauf “accident industriel”, le calendrier pédagogique ne sera pas modifié pour économiser en frais de chauffage. Mais le président prévient qu’il y aura potentiellement des coupures d’électricité “très ponctuelles, dans certains bâtiments”.

Régis Bordet, président de l'Université de Lille ©Université de Lille
Régis Bordet, président de l’Université de Lille ©Université de Lille

Loris Philippon, vice-président étudiant de l’Université,  observe que la faculté n’a pas les moyens de donner suffisamment de cours en même temps “parce qu’on n’a pas assez de salles et d’enseignants.” Cela l’oblige à étaler les cours “sur de plus grandes amplitudes horaires, ce qui rend les choses encore plus compliquées pour des étudiants qui sont déjà ultra-précaires. Quand on donne des cours à 20 heures, il y en a qui doivent travailler et qui n’ont pas la possibilité de venir. Ils se retrouvent à devoir choisir entre être présents aux cours, et avoir leur année, ou aller travailler pour pouvoir manger.”

“C’est le gouvernement qui doit agir” – Loris Philippon, vice-président étudiant de l’Université

À Galillé, le groupement d’associations étudiantes locales, on connaît bien ces problèmes. L’organisation cherche à défendre les intérêts des étudiants, portant ses revendications au sein des instances de l’Université et menant des projets concrets d’aide aux plus précaires. Cadre territoriale de Galillé et déléguée de sa promo, Morgane explique qu’il n’y a qu’une gestionnaire de scolarité pour quasiment 1000 personnes [à la Faculté de sciences politiques, juridiques et sociales, NDLR]. Ça veut dire qu’il y a des mails qui n’ont de réponse qu’après trois à six jours ouvrés en moyenne, parfois jusqu’à trois semaines. Ça a vraiment des conséquences sur la mise à disposition de l’information.” Mais les deux représentants ne blâment pas la présidence, pointant du doigt le manque de moyens dont elle dispose. C’est le gouvernement qui doit agir” martèle Loris Philippon. Yanis Bartolomeo, un militant UNEF (un syndicat étudiant classé à gauche) qui prend régulièrement part à des actions de protestation, reprend les mêmes arguments : “même si l’Université veut améliorer les conditions d’étude, en vérité elle ne le peut pas”, ce qui justifie pour lui l’action à l’échelle nationale de l’UNEF.

Un gouvernement pas à la hauteur ?

L’abysse financier dans lequel s’enfonce l’Université a été creusé par les gouvernements successifs. Depuis 2008, les dépenses publiques par étudiant se sont progressivement dégradées, ne suivant ni l’inflation ni l’explosion du nombre d’étudiants. Le projet de loi de finance 2023, qui va déterminer notamment le budget des universités pour l’année prochaine, continue sur cette tendance : même s’il augmente en principe, cette montée reste insuffisante. Deux économistes, Thomas Piketty et Lucas Chancel, dénoncent un “sacrifice” de la jeunesse. D’après eux, en prenant en compte l’inflation, les dépenses par étudiant auront diminué de 15,3% entre 2017 et 2023, si le budget est adopté. Après être passé par l’Assemblée nationale grâce au 49.3 (un article de la Constitution qui permet au gouvernement de faire exceptionnellement adopter une loi sans qu’elle soit votée à l’Assemblée), le projet doit maintenant être validé par le Sénat.

Pour en savoir plus, le Pépère News a sollicité la députée lilloise Violette Spillebout, porte-parole du groupe Renaissance à l’Assemblée et membre de la commission des affaires culturelles et de l’éducation. Elle déclare que “l’inflation est prise en compte puisque cette augmentation [du budget, NDLR] permet de compenser de manière pérenne à hauteur de 500 millions d’euros la hausse de la masse salariale […] pour les établissements d’enseignement supérieur”.  Une affirmation contredite par le Snesup-FSU, qui affirme dans une note qu’il manque “600 millions d’euros pour maintenir la même activité que l’année dernière”.  “Il n’y a pas une baisse des efforts consacrés à l’enseignement supérieur, bien au contraire. Les budgets consacrés aux universités augmentent, même si cette hausse est effectivement plus lente que celle du nombre d’étudiants” répond Violette Spillebout.

L’Université de Lille souffre du manque de fonds, comme beaucoup d’autres établissements. Thomas Alam affirme au site d’investigation Mediacités  que les financements de l’État couvrent uniquement 80% des montants nécessaires au fonctionnement” de la fac.  Face à cette situation, la colère estudiantine monte. Lors des multiples manifestations interprofessionnelles  ayant eu lieu récemment, des étudiants se sont joints aux enseignants et membres du personnel pour demander plus de moyens. Un mouvement de protestation embryonnaire est apparu dans les campus Moulins et Pont de Bois, donnant lieu à plusieurs assemblées générales. Face à l’effondrement, la protestation semble être la seule solution.

Quelle est votre réaction ?
J'adore !
10
J'ai hâte !
0
Joyeux
1
MDR
0
Mmm...
2
Triste...
1
Wow !
8

Auteur/Autrice

Voir les commentaires (0)

Répondre

Votre adresse Email ne sera pas publié

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.