L’Album d’Auschwitz, à la découverte d’un objet historique unique
Mardi 17 janvier dernier, Sciences Po Lille a accueilli, le temps d’une conférence, l’historien français Tal Bruttman pour qu’il présente son ouvrage Un album d’Auschwitz, comment les Nazis ont photographié leurs crimes, co-écrit avec Christoph Kreutzmüller et Stefan Hördler. La conférence était organisée par l’association Lilles-Fives 1942, l’association des professeurs d’histoire-géographie (APGH) et Sciences-Po Lille, à l’occasion de la sortie du livre en France le 27 février 2023 aux éditions du Seuil.
Contrairement à ce que la formule laisse penser, le « récit de l’histoire » ne se transmet pas que par la parole et les mots. Que l’on repense aux contes qui bercent l’enfance ou aux récits mythologiques qui ont traversé le temps, immédiatement et souvent involontairement des images surgissent dans notre esprit. À travers leur ouvrage, Tal Bruttman et ses collègues mettent justement en avant l’importance des images et de ce qu’elles peuvent révéler du passé. Leur travail repose sur un album photo réalisé par des SS (Schutzstaffel, l’organisation à l’origine du génocide juif) entre mai et juillet 1944, dans le centre de mise à mort d’Auschwitz-Birkenau.
Communément désigné sous le nom d’album d’Auschwitz, ce document historique peu connu du grand public est unique car les témoignages visuels datant de cette période sont extrêmement rares. Pendant deux heures, Tal Bruttman présente ainsi sous forme d’ébauche le véritable travail d’enquête qu’il a réalisé avec Christoph Kreutzmüller et Stefan Hördler sur ces photographies, offrant un aperçu direct de la manière dont ils ont procédé pour redonner sens à ces images.
Le parcours d’un objet personnel devenu archive historique
Tal Bruttman commence par expliquer que l’album a été retrouvé par Lili Jacob, une jeune femme déportée avec sa famille à l’âge de 18 ans vers le camp d’Auschwitz, à l’été 1944. Au moment de la libération, elle se trouve au camp de Dora-Mittelbau quand elle tombe sur cet album, dans une baraque désertée par les Allemands. Sur les photographies, elle reconnaît des visages qui lui sont familiers, ceux des membres de sa famille dont elle a été séparée à son arrivée à Auschwitz.
C’est le dernier lien matériel qui l’unit à sa famille. Elle garde précieusement l’album et se l’approprie, modifiant parfois l’ordre des photographies, en rajoutant certaines. Elle laisse au musée de Prague le soin d’en faire des copies et dans les années 1980, sous l’impulsion de Serge Klarsfeld, historien et avocat français défenseur des déportés, elle en fait don au mémorial de Yad Vashem à Jérusalem. De document personnel, l’album se transforme donc en objet d’archive et d’analyse précieux.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les photographies de l’album ne représentent pas l’étape d’extermination à proprement parler mais la préparation de celle-ci. En effet, les images montrent l’arrivée de Juifs sur la « rampe », la gare ferroviaire où descendent les déportés. Là, ils sont « triés » en fonction de leur âge, sexe et état de santé, séparant les travailleurs de ceux envoyés dans une chambre à gaz. Sur les images, les déportés qu’on peut voir sont des Juifs de Hongrie, victimes du « plan Eichmann », mis en place dans le pays en 90 jours pour le vider de sa population juive. Entre mi-mai et début juillet 1944, ce sont ainsi plus de 434.000 Juifs hongrois qui sont déportés majoritairement à Auschwitz, où 80% d’entre eux sont directement envoyés dans les chambres à gaz.
L’ébauche d’une enquête iconographique fastidieuse
Le travail réalisé par Tal Bruttman et les historiens allemands Christoph Kreutzmüller et Stefan Hördler sur ces photographies a consisté à interroger les sources, c’est-à-dire à identifier les lieux, les personnages mais aussi l’intention qui se cache derrière ces images.
Pour Tal Bruttman, il s’agit d’apprendre à « lire ces images », comme on apprend à lire l’alphabet. Comme il le souligne, le travail d’analyse iconographique est un « impensé » dans la société et en histoire. Trop souvent il est considéré que les images parlent d’elles-mêmes. Faire dire à ces photographies ce qu’elles recèlent n’a pourtant pas été une tâche aisée. Il a fallu cinq ans aux trois historiens pour se les approprier et redonner toute leur signification.
Leur première tâche a consisté à effectuer un minutieux travail de remise en ordre chronologique des photographies, l’album n’étant pas organisé en fonction de la date à laquelle les images avaient été prises. Alors que le mémorial de Yad Vashem était arrivé à la conclusion que les photographies avaient toutes été prises en l’espace d’une journée, l’analyse des visages, des objets, et de milliers de détails par les trois historiens ont montré qu’au contraire, les clichés s’étalaient sur plusieurs jours. La mise en relation de différentes sources a parfois permis de dater précisément certaines photographies.
Interpréter les silences
Le travail d’observation et de recherche effectué par Tal Bruttman et ses collègues est surtout impressionnant parce qu’il a permis de mettre en lumière les absences et les non-dits dissimulés derrière ces photographies qui avaient perdu leur sens. Ainsi, bien que les images soient glaçantes, leurs conditions de réalisation témoignent encore d’un degré de violence insoupçonné pour le spectateur non-aguerri. En effet, les scènes représentées n’ont pas été prises à la volée comme le spectateur naïf pourrait le croire, mais elles ont été soigneusement « mises en scène dans une froide logique de calcul », comme l’explique l’historien. En témoigne la présence anormale de bancs sur certaines photographies, installés pour réaliser des clichés de type « photo de classe » des déportés, ces derniers étant consciencieusement mis en rang pour l’occasion.
Un autre aspect déroutant est l’absence de scènes de violence, tout semblant se dérouler dans le calme et sans accrocs. Pourtant, les témoignages de déportés font tous état d’une brutalité inouïe exercée à leur encontre, et ce dès leur arrivée. Ce décalage avec la réalité est en fait une mascarade, un trompe-l’œil mis en place par les SS car les photographies sont destinées à leur chef, Heinrich Himmler. L’objectif des SS : montrer à ce dernier qu’ils sont compétents et efficaces et qu’ils n’ont nul besoin de la violence pour mener à bien leur mission. Malgré cet effort de gommage, des traces indirectes de brutalité subsistent, à l’instar des cannes, ou de cette unique photographie sur laquelle on voit un SS frapper un homme.
De quoi souligner l’importance de mettre en perspective les images que nous contemplons, mais également l’importance primordiale de celles-ci pour contribuer à graver la mémoire du passé, car les images sont souvent plus fortes que les mots pour toucher notre sensibilité, et nous rappeler de ne pas oublier.