Economie 2.0 : ce qui se cache derrière la livraison de plats à domicile
Un algorithme qui trace ses employés, une course contre la montre aux effets mortels, des milliers de petites mains exploitées par un patron invisible… Tous ces scénarios semblent sortis de la dernière saison de Black Mirror. Ils sont pourtant la réalité d’un business sombre sur lequel les équipes de Cash Investigation ont enquêté pendant plus d’un an. Tentative de décryptage.
Des révélations à vous couper l’appétit
« 45 minutes de Cardio. 0 minutes de cuisine ». Telle est la promesse de la dernière publicité Uber Eats. Sur la photo, on voit un beau gosse déguster son salad bowl après un footing réparateur, sourire aux lèvres. Qui pourrait croire qu’un tel moment de plaisir puisse causer du tort à qui que ce soit ? C’est ce que devait se dire Franck Page, le 17 janvier dernier, avant d’être percuté par un poids lourd près de Bordeaux alors qu’il effectuait un trajet à vélo. Il avait 18 ans.
Cette affaire, loin d’être un cas isolé, est révélatrice des risques dans lesquels sont maintenus les coursiers malgré les scandales qui s’accumulent. On découvre tout un système de bonus ponctuels en forme de challenges : si le livreur réussit 9 commandes en 4 heures, il reçoit 25€ supplémentaires, puis 35€ s’il atteint les 12 commandes, et ainsi de suite. Mais le livreur peut très bien passer une soirée sans trouver de commande, en cas de faible affluence par exemple.
Le système économique des entreprises repose en grande partie sur cette gestion des pics d’activité, parfois au prix de la sécurité des livreurs. Ainsi, lors de la tempête Gabriel qui a secoué la côte girondine, en janvier 2019, Uber proposait des bonus aux livreurs malgré la vigilance orange décrétée et des vents pouvant atteindre 195 km/h.
La liberté d’être spolié
Plus que les conditions de travail des livreurs, c’est surtout leur statut qui interpelle : en France, ils restent qualifiés en indépendant… avec toutes les exemptions de droits que cela implique.
Pour ces travailleurs de l’ombre, pas de cotisations sociales, pas de congés payés ni d’indemnités de licenciement. Les entreprises de la food tech font tout pour rendre le travail le plus flexible possible. Pour s’engager en tant que livreur, il suffit de candidater en ligne, de se rendre en agence pour enfiler l’uniforme… et puis c’est tout. Ici, pas de travail mais des « shifts », pas d’ancienneté mais des « durées de prestation », pas de licenciement mais une « fin de relation » (selon une liste de mots interdits communiquée en avril 2017 à tous les responsables Deliveroo et découverte par les inspecteurs du travail). Serait-ce là l’illustration idéale de la « start up nation », où le coursier, auto-entrepreneur, pourrait choisir ses propres horaires sans être soumis au diktat de l’employeur ?
Rien n’est moins sûr. Dans les faits, les livreurs sont souvent licenciés lorsqu’ils dépassent 5 refus de commande. Il s’agit avant tout, pour les enseignes, de donner des ordres sans avoir l’impression d’en donner (pour ne pas tomber dans l’illégalité). Et ça peut aller bien plus loin : les journalistes de Cash Investigation ont mis la main sur des messages envoyés aux cadres de Deliveroo établissant que l’entreprise traque les livreurs grévistes grâce aux GPS de leurs vélos pour monter contre eux des dossiers à nature discriminante. Face à ces accusations, le malaise du responsable communication chez Deliveroo interrogé par Elise Lucet est palpable. La direction d’Uber Eats, elle, a refusé toute demande d’interview.
La politique de l’autruche
Les entreprises de la food tech se défendent avec l’argument que les livreurs eux-mêmes préféreraient garder leur statut d’indépendant, information qui, faute d’enquête officielle, est impossible à prouver. En novembre 2018, la Cour de cassation a donné raison à un livreur qui demandait une requalification de son statut en salarié avec à la clé un nouveau contrat de travail. Un an plus tard, les livreurs restent pourtant des travailleurs « indépendants » payés à la course. Pire, leur précarité ne fait qu’augmenter : à l’été 2019, l’entreprise Deliveroo a mis en place une nouvelle grille tarifaire entraînant une baisse drastique des rémunérations.
À tous les journalistes à qui @Deliveroo_FR expliquera que :
"SI SI, les tarifs des livraisons moyennes et longues ont augmenté !!!" pic.twitter.com/hIbGZ725Ga— Jérôme PIMOT (@Eldjai) August 2, 2019
Que fait l’Etat ?
C’est l’éternelle question qu’on est en droit de se poser. En juin dernier, dans le cadre de la Loi d’Orientation des Mobilités, l’Assemblée Nationale a voté un article qui instaure la possibilité pour les plateformes numériques de signer des chartes de responsabilité sociale avec leurs employés. Les objectifs sont louables : permettre au travailleur de reprendre la main sur son mode de rémunération, son droit à la déconnexion, et interdire les licenciements abusifs liés au nombre de refus de courses.
En réalité, ce projet de loi revient au contraire à libéraliser davantage le marché de la food tech. Les moyens de négociation restent encore très flous, et les dispositions avant tout incitatives. Barbara Gomes, assistante parlementaire PC qui a soutenu une thèse sur le droit du travail à l’épreuve du numérique, évoque des « chartes de déresponsabilisation » qui, sans trancher sur le statut des livreurs, offriraient une voie intermédiaire sur laquelle le droit social ne s’appliquerait pas.
A nous d’agir
L’enquête de Cash Investigation, si elle est critiquable sur sa forme un peu provocatrice, montre bien la distorsion que les entreprises de la food tech cherchent à créer sur le marché. Distorsion à la fois entre le consommateur et le travailleur (le client est juste satisfait de recevoir son plat chez lui), entre le travailleur et l’employeur (éviter tout lien hiérarchique donc humain), et entre les travailleurs eux-mêmes (concurrence entre les livreurs pour capter le plus de commandes possibles). Voilà pourquoi, avant de râler sur le retard de votre prochaine commande Uber Eats, pensez d’abord au sort de celui qui, par 5°C un dimanche soir d’octobre, pédale de Béthunes à Lille Flandres pour 3€50…
Cash Investigation du 24/09 à visionner ici