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Le droit à l’avortement, révélateur d’une Pologne divisée

Le droit à l’avortement, révélateur d’une Pologne divisée

Manif / avortement / pologne

Le 22 octobre 2020, le Tribunal constitutionnel polonais a jugé contraire à la Constitution l’article de loi autorisant l’avortement en cas de “malformation grave et irréversible” du foetus ou de “maladie incurable ou potentiellement mortelle”. Un arrêt qui a suscité une vague de protestations et contraint le gouvernement à brandir le drapeau blanc.

Des femmes et des hommes dans la rue, cintres en main, le visage peint d’un éclair rouge – symbole de ce mouvement de contestation – hurlant leur mécontentement… Des images qui rythment le quotidien des Polonais depuis plusieurs semaines. Parmi eux, Antonia Pawlak et Dominik Lehmann, 29 et 22 ans. Leurs mots nous guident à travers un pays plus que jamais divisé, avec les manifestations de “Strajk Kobiet” en toile de fond.

L’avortement, un droit fragile

Selon les chiffres officiels des autorités sanitaires polonaises, 1.100 interruptions volontaires de grossesse (IVG) ont été pratiquées en 2019, sur une population totale de 38 millions d’habitants. Les ONG et associations de défense des droits de l’homme avancent, elles, entre 100.000 à 200.000 avortements illégaux sur la même période.

La quasi-totalité des avortements légaux, 98%, concernent des malformations du foetus. La décision du Tribunal constitutionnel réduirait alors à néant un droit déjà fortement encadré. Le pays possède, en effet, une législation parmi les plus strictes d’Europe à ce sujet. La loi de 1993 régit scrupuleusement le recours à l’IVG dans trois cas de figure : le viol ou l’inceste, la malformation du foetus et le danger de mort pour la mère. 

“Une telle décision ne devrait pas être prise par le Tribunal.” – Antonia Pawlak

Pour Antonia, “une telle décision ne devrait pas être prise par le Tribunal”. Elle précise : “Après la chute du communisme, un compromis sur la question de l’avortement a été trouvé. Certes, il n’a pas satisfait tout le monde, mais s’il fallait le remettre en question, ce devrait être un débat public.” Dominik évoque également cet arbitrage passé, mais se dit en faveur de la légalisation complète de l’IVG, même s’il s’interroge sur la légitimité de chacun à “priver le bébé de ses droits à la vie”. 

Ce n’est pas la première fois que l’accès à l’avortement est menacé. Le gouvernement mené par le parti ultraconservateur et proche de l’Église catholique, Droit et Justice (PiS), a déjà tenté à deux reprises en 2016 et en 2018 de le restreindre. Le lobby “Stop Avortement” avait même, en février dernier, présenté un texte au Parlement, émanant d’une initiative populaire, qui a rassemblé 830.000 signatures. La réponse s’est révélée dans les rues et les manifestations ont fait reculer ces différentes tentatives d’atteinte au droit à l’IVG. Sur ces initiatives politiques, Antonia et Dominik portent un regard extrêmement critique : “À chaque fois ils [les responsables politiques, ndlr] sèment le chaos, puis font marche arrière. À la place, ils font passer d’autres lois qui leur remplissent les poches”, s’indigne Dominik. Antonia estime que cette décision a pour but de faire diversion sur la situation sanitaire actuelle du pays : “Il est plus facile de blâmer les manifestants que de gérer la crise.”

Une société plus que jamais divisée

“Au début, il y a avait beaucoup de colère, surtout envers l’Église et le parti au pouvoir”, relate Antonia. Dominik partage ce point de vue : “Les gens sont en colère, beaucoup ont peur. Nous nous sentons apeurés, oppressés, nous en avons assez.” Un sentiment certainement symbolisé par cet éclair rouge qu’arborent les manifestants, mais qui a également pour conséquence des “divisions dans la société”, comme le décrit Antonia. Dominik trouve une cause lointaine et politique à cela : “Quand nous nous sommes débarrassés du communisme, les partis politiques n’ont pas travaillé pour la réconciliation du pays mais sur la division de celui-ci. C’est un peu comme aux États-Unis”. Il enchaîne : “Le PiS et le PO [Plate-forme civique, principal parti d’opposition, ndlr] sont à 50-50, aucun des deux n’est assez puissant pour stopper l’autre, il ne peuvent rien faire. C’est la même situation dans la société” entre les pro et les anti-avortement. Cette “société de personnes âgées”, selon ses mots, n’accepte pas le changement : “Pour moi, rien ne changera jusqu’à l’arrivée de ma génération au pouvoir, du moins je l’espère.”

Le peuple polonais est également fracturé sur la question de l’Église et de son influence dans la sphère politique. Dominik associe l’Église aux choix du PiS et à leur tendance à “créer des problèmes fictifs” : “La fois dernière, c’était la communauté LGBT+ qu’il fallait éradiquer de la surface de la Terre, avant cela, la menace venait de la vague de migrants qui arrivait et qu’ils allaient violer toutes les femmes et brûler toutes nos églises.” Antonia est, elle, plus nuancée. Elle estime que “certains membres de l’Église sont proches du pouvoir, mais d’autres ne le sont pas”. Elle concède cependant : “La Pologne est plus conservatrice que les autres pays européens.” Historiquement, l’Église a été le socle identitaire de la nation polonaise pendant ses différentes périodes d’occupation et le soutien des révolutionnaires de 1989. Elle s’est donc imposée au cœur de la vie politique du pays. 

Une impasse politique

Un sentiment de peur effrite la confiance des Polonais envers leurs dirigeants et la classe politique. Le parti Droit et Justice a perdu dix points d’opinion favorable ces dernières semaines. 70% des Polonais souhaitent même le départ du chef de parti et vice-Premier ministre Jaroslaw Kaczinski, selon le quotidien Rzeczpospolita.

“Le Tribunal constitutionnel est dépendant du gouvernement. La juge à la tête de la Cour ne prend aucune décision sans demander au parti.” – Antonia Pawlak

Une perte des soutiens à laquelle il faut ajouter des manœuvres politiques dictées par une logique populiste de la légitimité démocratique, celle qui consiste à avancer que le parti victorieux dans les urnes ne doit pas être menacé par des contre-pouvoirs. En ce sens, en 2016, le PiS engage une réforme judiciaire. L’ensemble des membres du Tribunal constitutionnel sont renouvelés et remplacés par des juges proches du parti au pouvoir. C’est ce que dénonce Antonia : “Le Tribunal constitutionnel est dépendant du gouvernement, il n’y a pas une réelle séparation entre les deux institutions. La juge à la tête de la Cour ne prend aucune décision sans demander au parti.” Elle avance même que le gouvernement “place ses pions dans toutes les institutions” et qu’ “ils n’ont aucun programme pour les prochaines années. Ils veulent juste conserver le pouvoir.”

Une relation au pouvoir que Dominik dénonce : “Notre pays a toujours été dirigé par des opportunistes.” Selon lui, le mouvement “de personnes en colère” qui agite le pays depuis plusieurs semaines, s’est politisé et est devenu “un combat politique entre le PiS et le PO”. Le président Andrzej Duda a tenté de trouver un compromis pour stopper l’hémorragie : il souhaitait autoriser l’avortement lorsque la maladie entraîne inévitablement la mort de l’enfant, mais de l’interdire pour des maladies telles que le syndrome de Down. Mais cette proposition a été rejetée par l’opposition libérale et des députés de son propre camp. La décision du Tribunal constitutionnel, étant théoriquement indépendant, ne peut être remise en cause. Ainsi les députés conservateurs ont suivi celle-ci et voté contre le projet du Président. 

Le gouvernement, face à cette impasse, a alors suspendu les sessions parlementaires pour deux semaines et n’a pas publié la décision du Tribunal constitutionnel au Journal officiel. La décision n’est donc, pour l’heure, pas effective. Il semble difficile pour le gouvernement polonais d’apporter une solution politique, conforme à l’Etat de droit, à cette crise d’origine populaire qui a pris bien plus d’ampleur. 

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