Les “délaissés urbains”, enquête sur le camp de la friche St Sauveur
Vous l’avez sûrement déjà vu. En prenant le métro au niveau de Porte de Valenciennes, en longeant la rue de Cambrai. Vous l’avez sûrement déjà vu. Des hommes escaladant ces grandes palissades menant à la friche Saint Sauveur. Vous l’avez sûrement déjà vu, mais vous ne savez pas ce qu’il s’y passe, parce que personne n’en parle alors même que c’est au regard de tous. Le Pépère News s’est rendu sur place pour enquêter sur ce camp méconnu, établi sur le terrain de l’ancienne gare Saint-Sauveur.
C’est en plein cœur de Lille que la friche Saint Sauveur se trouve. Avec ses 23 hectares de terrain, l’espace qui était anciennement une gare est totalement abandonné, et ce, depuis presque 20 ans. Un gros projet de réaménagement a été porté par la ville, mais il est aujourd’hui bloqué au tribunal. C’est dans cette grande étendue déserte que s’est établi depuis 2020 un camp de personnes exilées. Ce camp subsiste malgré le déni de la ville à son encontre. Enquête sur ces délaissés urbains.
La Friche Saint Sauveur, un terrain de 23 hectares qui reste en friche
À l’origine, il y avait une gare de marchandises, située le long du boulevard Jean-Baptiste Lebas. La fameuse gare Saint-Sauveur. Mais en 2003, suite à la création de la plateforme multimodale Delta 3 à Dourges, la gare ferme ses portes en laissant derrière elle une vaste friche de 23 hectares, d’abord propriété de la SNCF puis confiée en 2016 à SPL Euralille . Face à un espace avec autant de potentiel, un grand plan de réaménagement est proposé. Il comporte la construction de logements, de commerces, mais aussi d’infrastructures pour accueillir les JO de 2004 et un projet de piscine olympique pour ceux de 2024. Mais ce projet est actuellement gelé dans son application. En effet, le terrain est inconstructible à cause de la vulnérabilité du sol, rendant tout aménagement impossible, sauf si le plan de construction est jugé d’intérêt général, chose encore débattue à ce jour.
Aujourd’hui, presque 20 ans après la fermeture de la gare, une grande majorité de ces 23 hectares est abandonnée, laissée en friche, une énorme friche en plein cœur du quartier Moulins. Dans la partie Nord de la friche, plusieurs projets ont abouti : le Bazaar St-So, une ancienne halle de la Gare a été recyclée en espace de coworking appelé le Cours St-So; un espace de détente mis à disposition des Lillois et qui propose des activités de plein air; et une salle de concert polyvalente. Le long du boulevard Jean-Baptiste Lebas, deux immeubles stagnent, dans l’attente de leur destruction depuis plus de trois ans déjà. De l’autre côté, au niveau de l’auberge de jeunesse Stephan Hessel, se trouve le belvédère. Cet espace visible depuis le métro, avec le grand doigt d’honneur en bois, est souvent fréquenté par les Lillois dès que le temps commence à s’adoucir. En s’y baladant en début de soirée, il n’est pas rare d’y voir des groupes faisant du yoga ou des musiciens qui jouent.
Mais mis à part ces coins de friche animés, l’espace est dépourvu de tout aménagement. Pourtant, face à un délaissé urbain de cette taille en plein cœur de Lille, les idées ne devraient pas manquer. Pour les associations engagées sur place, la solution est évidente : les palissades devraient être abattues, la végétation devrait être laissée comme telle et le lieu devrait être ouvert à tous, car cet espace vert de 23 hectares a un potentiel encore inexploité. Il s’inscrit dans les problématiques urbaines actuelles qui sont celles du recyclage des espaces délaissés, de l’implantation d’espaces de nature en ville, qui manquent à Lille. Les projets de revitalisation autour de ces espaces abandonnés sont nombreux dans le monde. Pour exemple, l’aéroport de Berlin Tempelhof, reconverti en immense parc au cœur de la ville, encore plus grand que le fameux Central Park de New York. Le tout est de réutiliser l’espace, sans forcément construire. Cela permet à la ville d’intégrer ce projet aux problématiques actuelles de reconversion des espaces, comme promulguées par le rapport du GIEC de février 2022.
Comment tout a commencé…
Au sein de cet endroit délaissé vivent pourtant des hommes. Situé sous le métro et à la vue de tous, un camp de sans-abris s’est établi et subsiste depuis quelques années déjà.
Il y a toujours eu du monde dans la friche, et ce, dès la fermeture de la gare en 2003. Des squats individuels, régulièrement délogés par les forces de l’ordre. En 2014, quelques associations se rassemblent pour réfléchir à un projet d’aménagement. Plusieurs citoyens s’engagent alors personnellement sur ce dossier, et de ce regroupement apparaît “Fête la friche” en janvier 2016. Le collectif organise en juin 2016 des concerts à l’occasion de la fête de la musique, donnant ainsi la possibilité aux Lillois de découvrir ce grand parc à côté de chez eux. Lors du festival El Dorado organisé pour Lille 3000 en 2019, un événement s’appelant “El Nordpadcado” est simultanément lancé sur la friche. Des militants du collectif d’artistes Chez Rita, établis à Roubaix, vont alors bâtir une cabane en bois sur le belvédère pour en faire un bar éphémère. Ils l’appellent “El Gourbi”. Ils construisent au même moment le grand doigt d’honneur en bois, tourné vers le beffroi de Lille, geste qui semble être symboliquement destiné à la mairie… Une fois l’évènement passé, la cabane est occupée par des personnes dans le besoin, dès l’automne de la même année.
En janvier 2020, un autre collectif plus spécialisé est créé : LHA (Les Habitants Associés). Ce collectif tente de répondre aux besoins essentiels des occupants d’El Gourbi. L’association Utopia56 collabore avec LHA pour planter de nouvelles tentes aux sans-abris. Le choix de la visibilité est adopté : les tentes sont installées sous le métro, à la vue de tous, “car c’est comme ça que les gens réaliseront que des gens vivent ici” explique Camille Ayoras, membre de LHA. Lorsque la nouvelle d’un endroit où les réfugiés sont aidés par les associations se propage, des nouveaux sans-abris arrivent pour s’installer progressivement. Face à ce regroupement grandissant, un sentiment de collectif émerge entre les habitants de la friche.
En mars 2020, un premier scandale éclate. En plein contexte de pandémie mondiale, les conditions de vie s’aggravent. La proximité, les mauvaises conditions hygiéniques et le fait qu’il n’y ait qu’un point d’eau potable pour toute la friche rend les habitants du camp sanitairement très exposés. Lors de la vague de froid qui traversa le Nord en janvier 2021, la ville lança finalement l’opération “Plan grand froid”, pour simultanément venir en aide aux sans-abris lillois, mais peut être aussi dans le but d’expulser ceux vivant sur le camp. Ces habitants sont alors mis à l’abri dans des hôtels. Mais sur place, il est impossible pour eux de préparer des repas. Résultat : la plupart retournent sur la friche pour manger. En février 2021, les deux immeubles vides situés le long du boulevard JB Lebas sont investis illégalement à quelques jours d’intervalles par des habitants de la friche. Mais ils sont très rapidement délogés par les forces de l’ordre qui usent de force et d’intimidation en brisant les fenêtres, et en bétonnant les issues.
Lors de l’été 2021, la situation s’aggrave. Depuis le “Plan grand froid”, une des entrées principales du camp, située le long de la rue de Cambrai, est condamnée par la mairie à l’aide de blocs de béton. Cette sensation d’isolement rend fous ces hommes vivants à la rue. Ajouté à cela, le camp devient une des pierres angulaires du réseau lillois de trafic en tous genres. Des drogues dures commencent à circuler plus facilement, un réseau de prostitution et de proxénétisme semble même commencer à apparaître. C’est devenu l’endroit où refluent tous les trafics, avec une activité plus intense une fois la nuit tombée. Ce contexte entraîne l’arrivée du pire. Le 11 juin 2021, Gwenaëlle, une sans-abri extérieure au camp, décède dans le camp. Elle s’y était rendue car elle connaissait des personnes issues d’un ancien squat au 5 étoiles rue Jean Jaurès. Peut-être s’était-elle rendue sur le camp pour y vivre ces derniers instants. Cet endroit semble être la dernière solution, le dernier endroit où les sans-abris viennent se réfugier lorsqu’il n’y a plus aucune issue.
Un camp (mé)connu
Concrètement, il y a aujourd’hui une cinquantaine de personnes vivant dans ce camp que la Voix du Nord a qualifié de “bidonville”. Ce ne sont que des hommes, d’origine guinéenne, malienne, ivoirienne… Ce sont des personnes qui ont migrés pour venir vivre en France et qui n’ont pas trouvé d’autres moyens que de transiter dans ce camp. Certains y passent une nuit ou deux pour ensuite rejoindre le Royaume-Uni. Parmi les habitants du camp, quelques-uns sont scolarisés, poursuivent des études la journée et rentrent le soir dormir là-bas. Plusieurs de ces hommes possèdent aussi un emploi, une activité. Le camp leur est un dortoir. Un dortoir à base de maisons en palette recouvertes de bâches.
Il y a aussi quelques mineurs dans le camp. Malgré toutes les lois de protection de l’enfance existantes, ils ne sont pas pris en charge par l’État, à cause de la complexité de leur situation et la difficulté de constituer un dossier dans ces conditions. Progressivement, les personnes dans le besoin se sont regroupées autour de ce nouveau noyau qu’est le camp. Il existe aujourd’hui des ”quartiers”, qui témoignent du besoin croissant d’abris pour ces populations vulnérables. Face à cette expansion, ce sont aussi les déchets qui s’amoncellent. Ils sont omniprésents sur le camp: de grandes étendues en sont recouvertes. À cela s’ajoute la présence de nuisibles, qui se délectent de la saleté ambiante. Comment ne pas parler du feu également. En période de grand froid comme nous les connaissons bien dans le Nord, un feu de camp s’avère être indispensable pour réchauffer cette population exposée. Mais un feu dans une cabane en bois, ça peut vite déraper. Face au feu, ces habitats fragiles partent aussitôt en fumée. Le feu se propage à grande vitesse et détruit vite des parcelles importantes du camp. Le dernier incendie date du vendredi 4 mars, et c’est un phénomène régulier.
Ces hommes survivent grâce à l’aspect collectif du camp. La vie s’organise en groupe, elle permet certaines “relations sociales”, qui d’une certaine manière sauvent la vie de ces hommes. Ils se regroupent sous la cabane au toit pentu, le cœur de ce qui ressemble finalement à un village, pour écouter de la musique ensemble. La religion les rassemble aussi, car la population y est majoritairement musulmane. Un homme interrogé raconte avoir obtenu sa cabane sur le camp d’un ancien occupant, qui lui a légué. Car oui certains s’en échappent. Avec difficulté, mais ils s’en échappent.
Mais que fait la ville ?
Dans toute cette histoire, que fait la Ville ? Un camp de cette envergure dans le centre et à la vue de tous, ça ne passe pas inaperçu ! Et pourtant… À Lille, le problème du sans-abrisme semble être très mal traité. Une étude de la ville avait compté en 2020 plus de 3000 personnes à la rue selon une étude de l’ADULM, et le chiffre semble être bien plus bas que la réalité. Il y a toujours eu de nombreux squats dans la métropole. C’est le cas par exemple, déjà mentionné, du 5 étoiles sur Jean Jaurès, exemple connu à Lille. Mais ces occupations illégales (mais pourtant vitales) sont toujours confrontées à un fort et brutal déploiement des forces de l’ordre qui aboutit toujours à l’expulsion. Mais pour le cas de la friche St Sauveur, la position de la Ville est différente.
Pour les associations, la mairie prend depuis le début le parti du déni par rapport à la situation. Et pour preuve, la mairie a refusé de nous répondre sur le sujet. Ne sachant pas quoi faire de tous ces sans-abris, elle mise sur la solution la plus simple qui est celle de laisser les choses se faire, en espérant la dégradation de l’espace, car c’est le meilleur moyen de déloger ces populations indésirables. Mais comme le résume un membre du collectif LHA, ” c’est une stratégie à double tranchant”, puisqu’elle implique de laisser le camp se développer malgré tout, ce qui signifie aussi laisser paraître son inaction aux yeux de tous. Rares sont les réunions ayant eu lieu entre les associations et la mairie. La réponse reste toujours la même : les personnes sans-abris ne dépendent pas de la Ville mais de l’État, la mairie en faisant déjà assez. Cependant, les forces de police continuent à intervenir sur la friche, autant pour des histoires de trafic que pour expulser les réfugiés vivant sur le camp à la frontière. N’est-ce pas paradoxal, pour un camp n’existant soi-disant pas, d’être autant surveillé ? En plus des forces de police, plusieurs vigiles, missionnés par SPL Euralille, effectuent des rondes sur ce camp. Mais quel est leur rôle ? Comme l’expliquent les groupes engagés sur la camp, mis à part celui d’observateur leur utilité paraît limitée. Globalement ce pari de l’auto dégradation ne semble pas fonctionner, puisque la vie s’organise sur le camp grâce aux associations très présentes sur place.
Du côté de l’opposition, il y a certaines figures chez le parti vert Générations, comme Faustine Balmelle Delauzun, qui sont très engagées pour la cause. Mais tout n’est pas blanc ou noir. En effet, à la veille du second tour des municipales de Lille, le candidat EELV Stéphane Baly avait pondu un projet de réaménagement de la friche incluant des logements pour personnes en situation de précarité, tout en prenant en compte le camp et en y proposant une salle de shoot. Réel intérêt ou projet pour appâter les électeurs ? Dur de savoir…
L’importance des initiatives citoyennes sur le sujet
Face à l’incompétence de la ville dénoncée par les citoyens, les associations, elles, se mobilisent activement. Elles sont plusieurs à intervenir sur la friche. Voici un bref exposé des plus actives. L’association Exod aide à l’accompagnement juridique et social des personnes exilées vivants à Lille, elle intervient régulièrement auprès des habitants du camp. Ensuite, Ellipse est une autre association, qui est dédiée aux usagers de drogue dans le besoin. L’association apporte notamment son soutien à de nombreuses femmes qui fréquentent la friche. Une autre association, Utopia56, est également très active sur le sujet général du sans-abrisme, population à laquelle elle apporte de l’aide matérielle surtout. Puis, le collectif Fête la Friche participe à la vie du Belvédère. Le groupe encourage la dynamisation de l’espace, en organisant divers événements culturels sur le Belvédère. Contrairement à cela, le collectif LHA (les habitants associés), lui, agît principalement sur le camp. Ce groupe d’une quinzaine d’individus participe avant tout à la visibilisation de l’espace, en faisant venir des personnes extérieures au camp sur la friche, dans le but de faire tomber les a priori sur ces hommes qui, hormis leur statut, ne sont en rien différents de nous. Le collectif porte aussi des projets d’aménagement sur le camp. Les bénévoles ont par exemple fait venir des chèvres et des poules, installées dans un enclos situé au niveau du pont Hoover au nord-est de la friche. Dernièrement, le collectif prévoit de construire une mosquée sur le camp juste avant le Ramadan, l’ancienne ayant brûlé suite à un incendie accidentel. Ils recherchent des bras pour le chantier prévu fin mars.
Outre les associations, quelques acteurs citoyens participent aussi à cet effort de visibilisation. Par exemple, l’école d’architecture et de paysage de Villeneuve d’Ascq vient régulièrement avec ses élèves sur place pour étudier le terrain et propose comme exercice des plans d’aménagements. Aussi, un film a été réalisé dernièrement sur le sujet. Il s’appelle La ville en Friche et il a été réalisé par Romain Lefebvre. Il raconte le combat des diverses associations pour la valorisation de la friche à l’échelle citoyenne. Il expose la friche et le camp d’un point de vue interne, dans le but d’encourager les Lillois à venir et à s’engager dans cette lutte contre le projet d’aménagement de la ville sur la friche. Le BTS Audiovisuel de Roubaix a également réalisé un documentaire sur le sujet. Sous la direction de Jean Louis Melen, les étudiants ont suivi l’artiste Guinéen Junior Mafia et la réalisation du clip de sa chanson. Ce documentaire s’appelant “Les délaissés urbains”, expression répandue dans le milieu de l’urbanisme pour qualifier ces déserts urbains, livre des images de la vie du camp et de ses occupants.
Le but de ces initiatives est de rendre la vie meilleure aux habitants sur le camp, pour que l’enfer de la vie à la rue puisse être moins insupportable. Mais rien ne peut être prévu à long terme, car le risque d’être délogé est toujours là. Les habitants de la friche eux-mêmes ne se projettent pas. Ce sont des personnes en situation d’urgence, des aménagements rapides sont nécessaires à leur survie. Leur sort dépend des associations composées de citoyens engagés, forcés de réagir là où la mairie reste inactive. Mais c’est pourtant Martine Aubry qui proposait récemment d’accueillir des réfugiés ukrainiens à Lille. Une mesure qui peut paraître incohérente face au développement du camp sans action de la mairie depuis deux ans et demi, sous prétexte qu’il n’y a plus de place ailleurs pour les sans-abris. Raisonnement à revoir…
Cette friche questionne. Merci d’avoir su lever le voile et interrogé le visible sur ce lieu de vie et d’échanges (mé)connu !