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Réforme des retraites : à l’Université de Lille, immersion dans des campus en lutte

Réforme des retraites : à l’Université de Lille, immersion dans des campus en lutte

Un collage féministe lors du blocus du campus Moulins contre la réforme des retraites. © Mattis Habib / Pépère News

Plus d’une centaine de personnes se mobilisent depuis février à l’Université de Lille pour protester contre la réforme des retraites et la précarité étudiante. Le mouvement s’est fortement amplifié depuis la grève nationale du 7 mars. 

Cela faisait des années que l’Université de Lille n’avait connu une telle ébullition militante. Du 7 au 16 mars se sont enchaînés blocages, assemblées générales, et tractations avec l’administration. Des actions aux buts multiples, parfois contradictoires : visibiliser la mobilisation auprès des étudiants, casser la routine, et participer au mouvement national de lutte. Alors qu’Élisabeth Borne a utilisé l’article 49 alinéa 3 pour faire passer le texte hier, retour sur une mobilisation inédite.

Une irrépressible soif de savoir

D’après le recensement du Pépère News, les campus de Moulins et de Pont de Bois ont été bloqués avec plus ou moins de succès pour quatre jours en cumulé, entre le 7 et le 16 mars.  L’antenne de Roubaix a également été fermée ce matin. Une centaine de militants ont ouvert le bal le 7 mars, avec une prouesse tactique assez historique : le blocus de Pont de Bois. Minutieusement préparée par les militants, notamment ceux de la Fédération syndicale étudiante (FSE), l’opération a commencé très tôt le matin. Chaque entrée a été barricadée, sauf le parking permettant au personnel de passer, après négociation avec les agents de sécurité présents sur place. 

Entre deux aller-retours, deux bloqueurs ont accepté de répondre à quelques questions. L’un fait partie des Insoumis, l’autre est “proche des organisations anarchistes de Lille”. Comme beaucoup de militants interrogés, ils tirent leur légitimité de “l’immense majorité de Français opposés à cette réforme”, même s’ils ne sont qu’un petit nombre à agir ce 7 mars. Samuel, membre de la FSE, explique quant à lui qu’il ne “veut pas voir ses parents être forcés à travailler deux ans de plus”. Un peu avant huit heures, les premiers étudiants sont arrivés pour aller en cours.  Face à eux, à des entrées barrées par des tables, des grilles de chantier, et des militants très déterminés. C’est le début d’un barrage qui va durer toute la matinée.

Le premier blocus de Pont de Bois a été un concentré de toutes les actions qui suivront. S’ils semblaient majoritairement ressentir de la sympathie pour la cause, beaucoup d’étudiants n’ont pas eu l’air de comprendre pourquoi leur faculté s’était transformée en place fortifiée.  Les absences lors des grèves ne sont plus comptabilisées par l’Université, à la suite d’une décision du conseil d’administration, mais beaucoup n’en ont pas été informés. Quelques étudiants ont paniqué complètement à l’idée de ne pas avoir leur année, face à des militants qui essayaient d’en laisser passer au compte-gouttes. 

Cette tension entre radicalité de l’action et volonté de parler au maximum de personnes a hanté le mouvement dès ses débuts. Si certains voulaient absolument le “massifier”, d’autres leur ont répondu que “le temps de distribuer des tracts est passé”. Il a été parfois difficile de tomber d’accord entre militants NPA, jeunes insoumis, anarchistes, “totos” et syndicalistes de l’UNEF à Solidaires en passant par la FSE.

L’action du 7 mars a aussi vu se dérouler l’une des confrontations les plus dures avec un étudiant. En effet, un jeune homme, peut-être pris par une irrépressible soif de savoir, est allé jusqu’à sortir une matraque électrique pour forcer le barrage. S’il a réussi à passer outre une douzaine de sentinelles, il a été immobilisé une trentaine de minutes plus tard par des bloqueurs après les avoir de nouveau menacé avec sa matraque. Il a ensuite été renvoyé chez lui par la sécurité, qui a gardé l’arme avec elle. Contacté le lendemain, le service presse de l’Université a répondu que “le cabinet n’a pas eu connaissance de cet incident mais se renseigne”. Pendant toute la semaine, des rumeurs de confrontation avec les “fachos” ont parcouru le mouvement. En février déjà, des membres de l’UNI, une association étudiante d’extrême droite, avaient participé au déblocage de Moulins. 

Un collage féministe lors du blocus du campus Moulins contre la réforme des retraites. © Mattis Habib / Pépère News
Un collage féministe lors du blocus de Lille 2 contre la réforme des retraites. © Mattis Habib / Pépère News

À Moulins, tensions avec le doyen

Le 7 mars a aussi vu une mobilisation massive des jeunes dans la rue, lors de la manifestation appelée par les syndicats. D’après Yanis Di Bartolomeo, président de l’UNEF Lille, “l’intersyndicale a compté 6.000 personnes dans le cortège jeunes” pour un total de 100.000 manifestants (11.500 d’après la police). Pas de surprise dans les slogans : la jeunesse lilloiseemmerde le Front national‘ (sic)”, l’État, les “fachos”, la police, le gouvernement, et la réforme des retraites. Mais cette apothéose n’assouvit pas la colère estudiantine. Peu avant que le cortège jeune se soit élancé, un autre blocus a été voté, à la FSJPS (Faculté de sciences juridiques, politiques et sociales, au campus Moulins) cette fois.

Pas découragés par l’échec du dernier barrage, une centaine de militants ont tenu les portes de Moulins pendant deux jours d’affilée. Profitant de la dispersion des forces de l’ordre, sollicitées par d’autres actions, les protestataires ont pu “jouer le jeu en mode facile”. Le 8 mars, ils ont défendu les droits des femmes, particulièrement impactées par la réforme. Le 9, c’était la journée nationale de mobilisation des étudiants. Comme les bloqueurs n’ont pu pénétrer dans leur fac, fermée avant 7h30, ils ont dû se contenter de faire barrage de l’extérieur. Les poubelles se sont donc substituées aux tables dans la composition des barricades, sous les yeux ébahis des Lillois voyant leurs déchets réquisitionnés s’envoler dans la nuit.

Pendant ces deux journées de barrage, plusieurs syndicalistes sont venus parler aux protestataires, et parfois même bloquer avec eux. Edouard, professeur de mathématiques au collège, est venu mercredi matin avec plusieurs autres enseignants pour soutenir la jeunesse. Plus vous êtes nés tard, plus vous allez être touchés”. Vendredi, plusieurs militants CGT ont à leur tour joint leurs forces aux bloqueurs.

Face à ces étudiants bien remuants, l’administration de la fac ne cède pas grand-chose. Le vendredi 10 mars, les cours sont passés en distanciel pour contourner les blocages. Les protestataires s’insurgent, et le syndicat Solidaires refuse le passage en distanciel pour “des raisons juridiques, pédagogiques, comme politiques”. Tomas Kebbati, responsable des Jeunes insoumis lillois présent lors des blocus, condamne une volonté de “casser la mobilisation en empêchant les étudiants de se voir et d’échanger de la mobilisation sur leur lieu d’étude.” Pour ce qui est des raisons juridiques, plusieurs étudiants rappellent que le conseil d’administration de l’Université avait interdit le passage en distanciel les jours de grève.  Ni le service presse de l’Université, ni le doyen n’ont souhaité répondre aux questions du Pépère News à ce sujet. 

Maintenant ou jamais ?

Alors que certains redoutaient un ralentissement du mouvement après les coups d’éclat de la semaine précédente et la menace du distanciel, les actions ont repris de plus belle ces derniers jours. Lundi, une soixantaine de militants ont fait irruption dans la salle de réunion de Jean-Gabriel Contamin, doyen de la Faculté de sciences juridiques politiques et sociales, pour demander notamment une interdiction totale du distanciel les jours de grève. Comme à son habitude, le doyen est resté calme, mais a refusé de céder sur la plupart des revendications. “Si vous ne voulez pas de cours à distance, arrêtez de bloquer la fac”, a-t-il déclaré aux étudiants. Ceux-ci accusaient notamment l’administration de ne pas leur donner accès à des amphithéâtres pour leurs AG. Finalement, les protestataires obtiennent uniquement l’accès au “coworking”, une salle de travail sponsorisée par le Crédit Mutuel en plein cœur du campus. Le “co-working” est donc “mutualisé” par les militants, qui y installent leur quartier général.

Hier, dès 7h30, le campus Moulins était fermé grâce à un blocage. Le mail du doyen annonçant la fermeture à toute la fac, accuse les bloqueurs de “menaces directes et indirectes (menaces sur des personnels, menaces sur l’intégrité des locaux). Si la devanture du bâtiment a effectivement été taguée (“Contamin, Bordet, vous allez céder”), les bloqueurs ont nié toute menace envers les personnels présents. Pris dans un élan qui les a portés toute la journée, ils sont tous partis vers le campus Pont de Bois, où un autre barrage était mené. Avec le soutien des nouveaux arrivants, Pont de Bois a été fermée dans la matinée, sans que le moindre étudiant non mobilisé n’ait pu y pénétrer. Si une douzaine au moins de policiers étaient présents sur les lieux, ils ne sont pas intervenus.

Après une AG euphorique, les cent personnes présentes sur les lieux sont toutes parties vers Lille Flandres, où les cheminots organisaient leur propre rassemblement. Après la semaine du 7 mars, Tomas Kebbati des jeunes insoumis avait déjà salué la “convergence entre syndicalistes et étudiants. On a été plusieurs étudiants à être allés à l’AG des cheminots mercredi et jeudi, et beaucoup de [militants] CGT et SUD rail sont venus à notre blocage [jeudi] matin et à notre rassemblement l’après midi.” Cette convergence a peut-être connu son apogée hier, quand jeunes et syndicalistes se sont élancés ensemble dans une manifestation sauvage. Celle-ci les a portés du centre commercial Westfield Euralille au siège de l’Université en passant par le périphérique, sous la surveillance d’une douzaine de fourgons de police dépêchés sur les lieux. L’après-midi, 5.000 jeunes (selon l’UNEF, la Voix du Nord a compté 7.000 manifestants en tout) ont participé à ce qui pourrait être la dernière manifestation avant l’adoption de la loi par l’Assemblée nationale. Aujourd’hui, l’utilisation de l’article 49 alinéa trois de la Constitution a confirmé leurs craintes. Ce dernier permet de passer outre la procédure habituelle de vote de la loi en engageant la responsabilité du gouvernement. Si une motion de censure n’est pas votée par la majorité absolue de l’Assemblée nationale, la loi sera adoptée. Mais les protestataires se sont accordés sur un point : pour eux, le Parlement n’a aucune légitimité face à la colère de la rue.

[Erratum : dans la première version de cet article, il était écrit que la loi avait été adoptée après l’utilisation de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution. Or, la loi ne peut être considérée comme étant adoptée que si la motion de censure déposée par l’opposition n’est pas votée.]

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