Réforme des retraites. Face au durcissement du mouvement, les syndicats entre inquiétude et détermination
Lors de la journée de mobilisation du 23 mars, le Pépère News a pu interroger plusieurs militants et responsables syndicaux nordistes sur la radicalisation du mouvement contre la réforme des retraites. S’ils ne sont pas unanimes face aux actions parfois violentes, ils pointent tous la responsabilité du gouvernement face à la dégradation de la situation.
Depuis l’usage de l’article 49 alinéa 3 par le gouvernement pour faire passer la réforme des retraites en force à l’Assemblée nationale, le mouvement social s’intensifie, avec en miroir inversé une aggravation de la répression policière. À Lille, tous les soirs depuis le 16 mars, entre un et deux mille manifestants marchent pour dénoncer ce qui est perçu comme un déni de démocratie. En marge de ces déambulations, d’autres actions spontanées se sont déployées un peu partout dans la ville, avec des réponses extrêmement brutales des forces de l’ordre. Face à ces débordements, les syndicalistes interrogés par le Pépère News oscillent entre désolidarisation et sympathie.
Opération Lille Morte
Le 23 mars au matin, plusieurs blocages plus ou moins filtrants sont menés sur les routes locales, à Pont de Bois, Porte d’Arras, Fives ou encore Béthunes, c’est l’opération “Lille morte”. Des actions qui n’auraient pas été envisageables il y a encore quelques semaines.
“Depuis l’annonce du 49.3, on passe au blocage, puisqu’être gentil ça suffit pas”, explique Romain Vermeersch, membre du bureau régional de SUD Rail, juste après l’assemblée générale des cheminots à Lille Flandres. “Là, on se gilet-jaunise (sic), eux ils ont cassé des trucs, et ils ont gagné.” Le cheminot confie qu’il ne regarde plus les chiffres de manifestations intersyndicales, parce que “ça leur fait pas peur. On pourrait mettre dix millions de personnes dans la rue, mais Macron a décidé de passer en force, donc ça changerait rien. Moi ce que je regarde, c’est les blocages, le matin, les manifs le soir, c’est ça qui est important maintenant. Il faut toucher l’économie. Quand les patrons, et notamment le MEDEF [syndicat des chefs d’entreprise, NDLR] diront à Macron d’arrêter les conneries, on aura gagné”. Une collègue cégétiste ajoute que “pour une fois, les cheminots n’ont pas besoin d’être la locomotive du mouvement”.
“Quand les patrons diront à Macron d’arrêter les conneries, on aura gagné”, Romain Vermersch
À la CFDT, syndicat pourtant plus prompt à la négociation qu’au blocage, “les militants nous ont clairement dit qu’il faut changer de braquet, quitte à faire des barrages filtrants, être à des endroits stratégiques”, affirme Ludovic Loison.
Le secrétaire régional chargé de la métropole lilloise pour la CFDT, un colosse de plus d’un mètre quatre-vingt dix, présente sa vision au Pépère News lors de la manifestation du 23 mars. Forçant un peu la voix pour se faire entendre dans le tumulte ambiant, il dit craindre que le mouvement “glisse, et soit récupéré par des organisations révolutionnaires”. Il s’offusque qu’on lui demande pourquoi le mouvement ne triomphe pas pour l’instant, considérant que la mobilisation ”a forcé le gouvernement à activer le 49.3. On a réussi notre pari de montrer aux Français que cette réforme n’était pas bonne. La réforme, elle passera. Le CPE [contrat première embauche, une loi de 2006 qui n’a jamais été mise en œuvre après une forte contestation sociale, NDLR] est passé, il n’a jamais été appliqué”. Pour lui, il est ”compliqué à ce stade de faire du retrait de la réforme une condition sine qua non” au retour de la CFDT à la table des négociations.
Avec les syndicats modérés en grappe autour de Porte de Paris pour le début de la manifestation, on trouve le SE-UNSA (syndicat enseignant-union nationale des syndicats autonomes) non loin de la CFDT. Son drapeau syndical bleu à la main, Cédric Bart, secrétaire académique du SE-UNSA Lille, dit lui aussi constater une radicalisation des militants.
“Ce matin on a bloqué le péage de Béthunes, ce qui ne se faisait pas avant”, raconte-t-il. Ses voisins de manifestation, trois militants et militantes de la CFTC (confédération française des travailleurs chrétiens) du CHU de Cambrai , avouent avoir “vaguement l’impression que s’il n’y pas de heurts ni de buzz médiatique, on n’est pas entendus”. Mais ils ajoutent qu’ils sont là ”pour porter la voix des travailleurs, et pas celle des casseurs”.
Pas un baroud d’honneur
Quand on lui demande si l’unique solution ne serait pas la grève reconductible, un membre du bureau lillois considère que “la grève générale ne se décrète pas, elle s’organise”. La voix un peu noyée par la sono du camion CGT, il ajoute que “la solution, c’est de continuer à massifier le mouvement. On n’a quasiment que des réactions positives quand on tracte, maintenant il faut que les gens agissent. Dix millions de personnes dans la rue, c’est atteignable [ça serait au moins trois fois plus que les records précédents de mobilisation historiques, NDLR]”. Un militant cégétiste alerte : “Si on manifeste et que ça ne marche pas, certains vont agir autrement. Je ne le cautionne pas, je le constate”.
Alain Talleu, enseignant dans le premier degré et co-secrétaire départemental FSU-SNUIPP (syndicat majoritaire des enseignants du premier degré) observe lui aussi une intensification de la mobilisation chez ses collègues, y compris ceux qui ne sont pas syndiqués. “On est à près de la moitié de grévistes dans le premier degré, 20% d’après le ministère, qui minore les chiffres systématiquement. On est loin d’être sur un baroud d’honneur. Y a du monde aussi sur les actions du matin, comme les barrages filtrants ou le tractage” raconte-t-il.
Comme toutes les personnes interrogées, l’instituteur condamne le “mépris du gouvernement”. C’est ce rejet du macronisme qui cimente l’union intersyndicale pour l’instant. De la CFDT à SUD en passant par la CFTC, tous rejettent en bloc la politique élyséenne, et l’accusent d’encourager les violences. Si l’exécutif appelle publiquement à l’apaisement, il mise sur la répression pour faire reculer les manifestants. Au risque d’embraser le pays.